La fin du laisser-faire est un pamphlet incisif que John Maynard Keynes publia en 1926 aux Hogarth Press de Leonard et Virginia Woolf, surtout connues aujourd’hui pour leur première édition des œuvres complètes de Freud en anglais.
Keynes y caractérise de manière caustique l’idéologie que ses collègues économistes offrent au capitalisme, comme une version délirante du darwinisme. Il écrit que pour « les darwiniens […] c’est la libre concurrence qui a bâti l’homme. L’œil humain a cessé d’être la manifestation d’un dessein ayant miraculeusement conçu toute chose du mieux possible ; il s’agit de la réussite suprême du hasard opérant dans un contexte de libre concurrence et de laisser-faire » (Keynes [1926] 1931 : 276).
Keynes explique ainsi l’évolution des girafes dans le « meilleur des mondes » du laisser-faire où sont simultanément optimisés le bonheur de ces sympathiques ruminants et l’usage des feuilles qu’ils broutent. La démonstration mérite d’être suivie pas à pas.
Donc, si nous nous abstenons d’interférer avec les affaires des girafes, 1) la quantité maximale de feuilles sera cueillie du fait que les girafes au cou le plus long parviendront, à force de condamner les autres à la mort par inanition, à s’approcher le plus près possible des arbres, 2) chaque girafe visera les feuilles les plus succulentes parmi celles qui sont à sa portée, et 3) les girafes pour lesquelles la jouissance d’une feuille en particulier est la plus grande seront celles qui allongeront le cou le plus loin pour l’atteindre. Ceci assure que le plus grand nombre des feuilles les plus juteuses aura été avalé, et fait en sorte que chaque feuille individuelle aura atteint le gosier convaincu qu’elle mérite le plus important effort (Keynes [1926] 1931 : 283).
(…)
Si nous avons à cœur le bien-être des girafes, nous ne devons pas perdre de vue la souffrance des cous plus courts condamnés à mourir d’inanition, ni non plus ces tendres feuilles qui tombent à terre et seront piétinées dans la bagarre, ni la suralimentation des girafes à très long cou, ni le mauvais regard en proie à l’anxiété, ni encore l’avidité combative qui obscurcit certains doux visages de leur troupeau (Keynes [1926] 1931 : 285).
(do blog de Paul Jorion)
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